dimanche 21 décembre 2025

La mystérieuse affaire du cadavre égaré chapitre 1

 

I

Selma s’emmerdait. Trois heures qu’elle planquait en face de la chambre 228 de l’Asgard Hôtel et rien ne bougeait. Ses yeux étaient secs comme une biscotte d’hôpital à force de fixer la petite pièce aux draps d’un blanc douteux dans ses lentilles-espionnes. Elle dézooma un peu, clignant des yeux pour les humidifier. C’est bien sûr ce moment-là que choisit le couple pour pénétrer en trombe dans la chambre, en un tourbillon de baisers désordonnés, de vêtements froissés et de tripotage sans équivoque. Elle zooma à nouveau et lança l’enregistrement juste à temps : l’homme descendait déjà le store en même temps que la femme sa braguette.

« C’est dans la boîte ! s’exclama la détective.

-       J’ai vu ça en direct sur mon écran, Selma. Joli flag…que tu as failli louper, rétorqua Mel. »


Selma grogna : « C’est facile pour toi de critiquer alors que tu passes ta vie au bureau, le cul vissé sur ta chaise !

-        Techniquement, toi aussi, ma belle ! Allez, j’envoie les images à la cliente et je te paie un verre au Volo dans dix minutes ! »

 

Selma sourit : malgré ses remontrances, Mel était de bonne humeur, la soirée s’annonçait prometteuse. Elle s’avança vers le bord de la terrasse et plongea dans le vide. Aussitôt, les réacteurs de son fauteuil high-tech s’enclenchèrent, la déposant en douceur sur le trottoir, quinze mètres plus bas, sous le regard effaré des passants. Elle soupira ; être myopathe non traitée en 2053, c’était comme être une foutue licorne. La thérapie génique, couplée pour les patients les plus âgés, à certaines opérations, avait « corrigé » la plupart des maladies génétiques invalidantes. Déjà adulte lorsque ces techniques avaient été mises au point, ses muscles avaient fondu, ses membres avaient subi des rétractions et s’étaient repliés sur eux-mêmes. Pour devenir valide, il lui aurait fallu prendre à vie de lourds traitements, subir des opérations multiples, notamment briser chacun des os de ses bras et de ses jambes afin de les remodeler, lui faire greffer de nouveaux muscles. Des mois de torture inutiles alors que son fauteuil tout-terrain lui permettait de circuler plus vite qu’un valide, de franchir tous les obstacles et même de voler, alors que son assurance-maladie lui permettait d’obtenir des bras robotisés surpuissants ; quel intérêt alors ? elle avait appris à s’aimer telle qu’elle était, ç’avait été un long cheminement qu’elle n’avait pas envie de recommencer, alors, elle avait choisi de rester elle-même. En contrepartie, on la regardait comme une bête curieuse, ce qui est peu pratique quand on exerce la profession de détective privée. C’est là que Mel intervenait. A la fois secrétaire et vitrine de l’agence, elle recevait les clients désœuvrés en quête de réponses ; elle les rassurait, leur proposait un bon substitut de café (ce dernier était porté disparu depuis cinq ans et aucun détective n’avait rien pu y faire) et les assurait que son « meilleur élément » allait se pencher sur leur affaire. Selma étant l’unique détective de l’agence, Mel pouvait la qualifier sans mentir de « meilleur élément ». Le fait que les clients ne la rencontrent jamais ajoutait une touche de mystère qui les faisait bicher : ils imaginaient avoir embauché Bogart en chair et en os avec la clope au bec et tous les accessoires. Le système était donc parfaitement rodé.

Elle tira la langue aux passants avant de prendre la direction du bar « A vau-l’eau ». Elle circulait rapidement sur les trottoirs, slalomant avec aisance entre les valides interloqués et arriva la première devant la devanture miteuse du bar à eaux minérales. Sans attendre, elle se fraya un passage jusqu’à la petite salle du fond entre les meubles en formica crasseux, repoussant avec son rayon anti-gravité tables, chaises ainsi que leurs occupants qui poussaient des cris d’orfraie dont elle n’avait cure. Au patron qui se présenta pour protester contre ses mauvaises manières, elle téléchargea instantanément 20 crédits : « Comme d’hab, Gérald ! ». Il s’éloigna en l’insultant dans sa barbe mais, adouci par l’appât du gain, il revint bientôt avec une carafe et deux verres. Selma actionna un bouton implanté sur son index et une gaine robotisée se déplia instantanément sur son bras droit, lui permettant de se servir un verre qu’elle avala cul-sec en grimaçant. La bibine illicite de Gérald était toujours aussi dégueulasse mais depuis la réinstauration de la prohibition, c’était tout ce que l’on pouvait se procurer pour fêter un succès, se remettre d’un échec ou oublier sa vie minable.

Mel apparut alors, déposant un baiser sur ses lèvres avant de s’asseoir en face d’elle tout sourire : « Tu as toujours eu des goûts de luxe en matière d’alcool, fais pas ta bégueule ! » Elle se servit et avala sans ciller l’infect breuvage. « Au fait, la cliente a adoré tes images ! Elle nous a rajouté un petit extra avant d’envoyer son avocat directement dans la chambre d’hôtel de son digne époux. Paraît qu’il était déjà tout rougeaud et transpirant et que les papiers du divorce lui ont provoqué une attaque d’apoplexie ». Mel ricana et tapota sa tempe pour envoyer la part de Selma. Dans le coin gauche de son champ de vision, un message « +4000 » s’afficha. Elle siffla : « Ah ouais, sacré bonus !
- Tu m’étonnes ! Elle voulait vraiment se débarrasser de cet immonde pourceau, c’est un fier service qu’on lui a rendu ! » 
Mel jouait toujours les cyniques alors qu’il n’y avait pas plus fleur bleue qu’elle, mais Selma ne dit rien ; sa compagne aurait nié en bloc.

Après quelques verres, elles étaient légèrement saoules et s’apprêtaient à quitter le bar pour continuer à dépenser au restaurant la prime qu’elles venaient de toucher. Après qu’elles eurent payé, le patron leur tendit le spray dégrisant. Deux pulvérisations avant de partir et leur alcoolémie serait à nouveau à zéro. Selma râla pour la forme : « Allez, Gérald, laisse-nous profiter un peu ! Tu nous fais confiance : tu sais bien qu’on n’est pas le genre à brailler dans la rue ou à pisser sur les pompes des flics ! 

-       Tu es EXACTEMENT ce genre de personne, Roulettes, grogna Gérald, prends ton spray sans tortiller. »

Son bras robotisé la démangeait furieusement, sa roue aussi, et elle hésitait entre les deux quand Mel reçut un message. Elle avait encore oublié de désactiver son implant professionnel, manie qui agaçait beaucoup sa compagne.
Mel pâlit et se tourna vers Selma : « Une urgence. Je veux que tu m’accompagnes pendant l’entretien. Prends ton foutu spray. 

Mais… Et mon anonymat ! »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

La mystérieuse affaire du cadavre égaré chapitre 1

  I Selma s’emmerdait. Trois heures qu’elle planquait en face de la chambre 228 de l’Asgard Hôtel et rien ne bougeait. Ses yeux étaien...