II
Mel et Selma rejoignirent
le bureau aussi vite qu’elles purent. Dix minutes plus tard, une femme apparut
au coin de la rue, frêle silhouette à la démarche incertaine, affublée d’un
imper et d’un chapeau, comme une caricature de privé du XXe siècle. Agacée,
Selma soupira.
Les portes
s’ouvrirent devant la femme, et tandis qu’elle s’asseyait sur la chaise, les
vitres du bureau s’opacifièrent instantanément. C’est alors qu’elle retira son
accoutrement. Selma étouffa un juron. Le visage de leur cliente n’était que
plaies et boursouflures, son cou était recouvert d’ecchymoses.
Mel ouvrit un
tiroir et en tira un spray marqué d’une croix rouge : « Je
peux ? ». La cliente croassa en guise d’assentiment, laissant Mel vaporiser
un liquide sur son visage et dans sa gorge. La substance grésilla une minute,
provoquant une plainte de la cliente. Mel lui tendit une serviette humide. Une
fois essuyé, le visage ne présentait désormais plus de traces de violences.
« Merci, soupira
la femme d’une voix claire, j’avais épuisé ma dose mensuelle de spray guérisseur.
Cela aurait paru suspect si j’avais tenté de m’en procurer un autre. »
C’est alors que
Selma la reconnut. Laura, l’ex de Mel, son amour de la fac, qui l’avait quittée
subitement pour un type plein aux as et qui lui avait brisé le cœur. La jeune
femme sentit un poids dans sa poitrine. Elle se concentra sur la parole de
Laura, entrecoupée de sanglots.
« Je suis
désolée de te mêler à tout ça, surtout après tant d’années sans donner de
nouvelles. Mais… j’ai réalisé que je ne pouvais faire confiance à personne.
Sauf à toi. Et ton agence a bonne réputation : j’ai même une amie qui a
fait appel à toi et…
-
Venez-en au fait, l’interrompit sèchement Selma,
ici vous payez à l’heure ».
Laura lança un
regard outré à Mel : « Non, répondit-elle, je ne te facturerai pas, mais
oui, viens-en au fait. Tu peux lui faire confiance, même si elle n’a aucun
savoir-vivre. »
La jeune femme hésita :
« Tu veux dire que c’est ELLE ta détective ?! » Son regard
s’attarda sur le corps atone de Selma. « Je veux dire…
-
Quoi ? J’ai pas l’air compétente ? gronda Selma.
-
Euh, si, bien sûr ! Et c’est important la diversité, que des gens
comme vous exercent un métier et… »
Sa voix s’éteignit
dans sa gorge face au regard hostile de Selma.
Mel soupira :
« On comprend pourquoi c’est moi qui suis chargée de la relation
clientèle ! Allez, Laura, raconte-nous, je t’en prie. »
La jeune femme prit
une grande inspiration avant de lâcher : « J’ai tué mon mari ce
matin.
-
Si c’est lui qui vous a mise dans cet état, c’est pas un
mal ! », grogna Selma.
Mel lui balança un
coup de pied.
« Sérieusement,
Mel ?! Bon, ma p’tite dame, appelez les autorités, racontez-leur qu’il
s’agissait de légitime défense et tout se passera bien. Je vous
raccompagne ? »
Laura baissa les
yeux.
« Bordel,
Selma, t’en rates pas une ! T’es vraiment épaisse pour une
détective ! Tu sais qui était son mari ? C’était Ralf Utrillo !
-
Merde, le maire ?
-
Oui !
-
Le super-flic ?
-
Mais oui !
-
Qui a donné les pleins pouvoirs aux keufs de la ville ? Qui a autorisé
la torture cérébrale ?
-
Sérieusement ?! »
Selma se tourna
vers Laura : « Chapeau Madame : vous êtes sacrément dans la
merde mais vous avez rendu un grand service à l’Humanité !
-
Il y a pire, murmura Laura en se tordant les mains. »
Selma et Mel retinrent leur souffle.
-
…J’ai…j’ai perdu le corps. Je ne sais pas où je l’ai mis.
-
Mais enfin Laura, un corps, c’est pas comme des clés
de bagnole ! Comment avez-vous pu le paumer ? »
Mel
balança un nouveau coup de pied avant de demander doucement : « Et si
tu reprenais depuis le début, Laura ?
-
Ça s’est passé pendant le petit-déjeuner. Ralf
et moi…enfin Ralf…se méfie de la technologie. Il voulait fliquer tout le monde
mais refusait d’introduire des appareils connectés chez nous. Il n’avait même
pas de puce implantée. Ça veut dire que c’est moi qui fais la cuisine à
l’ancienne, sur le feu. Je crois que c’était aussi une manière de me tenir
occupée, de m’enfermer à la maison, de m’empêcher de réfléchir…
Bref. Ce matin,
j’ai brûlé ses toasts. C’était la deuxième fois cette semaine, et c’est un
homme qui ne tolère pas deux fois la même erreur. Il était furieux : il a
décrété que j’avais décidé de lui pourrir son week-end, ses rares jours de
repos. Il a balayé mon tabouret, il m’a jetée à terre, et il m’a donné de
grands coups de pied dans le visage. Je lui ai dit que je n’avais plus de spray
guérisseur, que mon visage tuméfié ferait découvrir à ses administrés SON vrai
visage, que sa carrière serait finie.
Il a arrêté de
frapper immédiatement, il m’a prise par la main et m’a relevée. Il m’a répondu
qu’il savait, qu’il savait qu’un jour je le trahirais. Alors il a mis ses mains
autour de mon cou, et il a serré.
J’ai essayé de me
débattre, mais il était tellement fort ! Ça l’a tout de même agacé :
il m’a plaquée contre le plan de travail de la cuisine et il a continué à
serrer. J’étais au bord de l’asphyxie quand mon bras a heurté la poêle en fonte
qui qui m’avait servi à cuisiner ses œufs brouillés. Alors je l’ai attrapée et
je l’ai abattue de toutes mes forces sur sa tête. Ensuite, je crois que je me
suis évanouie.
Quand je me suis
réveillée, il était couché face à moi et me regardait fixement, les yeux grand
ouverts, avec ce petit air cruel et moqueur que je lui connaissais si bien. Mon
premier réflexe a été de protéger mon visage en m'excusant. Mais il ne bougeait
pas et ses yeux ne cillaient pas. J’ai mis longtemps à comprendre qu'il était
mort. Plusieurs minutes, jusqu'à ce que je voie le filet de sang qui coulait de
son crâne.
Alors je me suis
levée et je me suis dit que tout était en désordre, que je devais nettoyer ma
cuisine, que si Ralf voyait ce bazar…C’est là que j’ai réalisé. J’ai craqué, je
me suis mise à pleurer, à hurler. J’ai pris un cachet de Xorax pour me calmer
et j’ai dormi quelques heures. Quand je me suis réveillée, je suis retournée à la
cuisine en tremblant mais le corps n’était plus là et tout avait été nettoyé.
Je crois que je n’avais jamais vu ma cuisine aussi étincelante. J'ai été prise
d'une sorte de frénésie et je me suis mise à courir dans toute la maison pour
retrouver le corps. En vain bien sûr. Je ne sais pas quoi faire : lundi, tout
le monde se demandera où est le maire. Que faire si je ne retrouve pas le corps ?
Et que faire si je le retrouve ?
Elle mit la tête
entre ses mains et commença à pleurer : « Je suis perdue ! ».
-
C'est plutôt lui qui est perdu, ricana Selma
avant de se ressaisir. Votre mari étant réfractaire à la technologie, je
suppose que vous n'avez aucune caméra de surveillance dans votre maison.
-
Aucune.
-
Vous y vivez seuls tous les deux ? Pas de
droïdes domestiques je suppose, mais des employés de maison peut-être ?
-
Non, Ralf est trop parano pour ça, et puis c'est
moi, son employée de maison…
-
Qu'indique votre puce de localisation ?
-
Que je n'ai pas bougé de chez moi.
-
Une personne aurait-elle pu pénétrer dans votre
domicile pendant votre sieste ?
-
Je ne pense pas… toutes les portes et fenêtres
étaient verrouillées, aucune n'a été forcée.
-
Donc le corps doit encore se trouver à votre
domicile…Vous me permettez de faire des clichés de vos mains ainsi que des prélèvements ?
Laura acquiesça. Selma
sortit donc de son accoudoir un sachet à l'ancienne : cure-dents,
seringues, coton-tige, tubes à essai… Elle fit les prélèvements d'une main
experte et les déposa dans une centrifugeuse du laboratoire adjacent.
-
Très bien, j'aurai les résultats dans une
demi-heure. En attendant, et si on allait voir à quoi ça ressemble, la piaule
d’un maire ?
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