mardi 23 décembre 2025

La mystérieuse affaire du cadavre égaré chapitre 3 (fin)

 

III

La « piaule » du maire était en réalité une immense demeure coloniale, se dressant au bout d'une allée de chênes centenaires, perchée au haut de ses colonnes néo-grecques.
Le porche abritait une volée de marches, et Laura ne pouvait s'empêcher de jeter alternativement des coups d'œil inquiets en direction des marches puis de Selma. Mel s’en amusa : « Ne t'inquiète pas pour elle : elle se débrouille ! »

Selma ne s’en aperçut pas, concentrée sur la maison et son architecture, estimant la taille des pièces et du terrain à fouiller. Elle actionna machinalement ses réacteurs pour passer les marches et enclencha la caméra de sa puce pour ne rater aucun détail.

Laura ouvrit la porte et les trois femmes pénétrèrent dans un hall circulaire de marbre blanc peuplé de statues grandeur-nature du maire dans les oeuvres les plus marquantes de sa vie, de sa victoire du championnat de rugby en tant que pilier gauche, en passant par l’ouverture de sa première usine de droïdes (« Ironique pour un mec se méfiant de la technologie », songea Selma), jusqu’à son élection de maire, représentée par l’écharpe et la clef de la ville, sculptées dans le marbre.

« Pas de statue représentant votre mariage ? demanda Selma

-       Vous plaisantez ? Ma présence gâcherait le tableau. » répondit amèrement la jeune femme.


Selma avançait, touchant distraitement les statues et cataloguant photos, diplômes et tableaux de Ralf Utrillo au mur.

-       Et si nous examinions tout de suite le lieu du crime ? lança-t-elle gaiment.

 

Laura pâlit : « Après la salle à manger, première porte à droite. »

Les trois femmes traversèrent l’élégante pièce tout en longueur, acajou au mur, parquets en chêne brut, meubles chippendale et bouquets frais déposés sur une immense table tendue d’une nappe en tissu naturel de couleur blanche. Selma actionna la caméra placée au bout de sa chaussure qu’elle passa négligemment sous la table. Toujours aucun cadavre.

Laura ouvrit la porte battante de la cuisine et s’arrêta sur le seuil, tremblante. Mel la prit dans ses bras pendant que Selma les bousculait pour pénétrer dans la pièce. Elle avait activé ses réacteurs pour voleter et éviter de contaminer la scène de crime avec ses roues. La pièce était étincelante, elle brillait d’un état singulier comme si une armée d’employés avaient passé la nuit à la briquer. C’était une immense cuisine à l’ancienne : plan de travail massif en marbre blanc au centre, des tabourets de velours blanc bien rangés autour pour un repas sur le pouce. Le long des murs était alignée la parfaite panoplie de la ménagère des années 50 : fours et cuisinières à gaz, frigo américain, tiroirs dégueulant d’ustensiles rutilants et grille-pain dans le coin gauche.

Selma s’approcha : « C’est près du grille-pain qu’il vous a agressée ? » Sur le seuil, Laura acquiesça. Selma essaya plusieurs filtres de détection de fluides corporels qui ne révélèrent rien. Elle avisa le lot de poêles en fonte accrochées au mur. La plus petite était manquante.

-       Laura, quand vous avez frappé votre mari, c’était avec la petite poêle à frire, non ?

-       Comment le savez-v…Oh non ! Elle a disparu aussi ! Mais vous me croyez, n’est-ce pas ?!

-       Bien sûr, la rassura Mel, on va poursuivre nos recherches.

-       Euh, moi, je serais moins catégorique : regarde-la, elle doit faire cinquante kilos, et son mari cent, cent-vingt ? Elle ne dispose d’aucune technologie pour l’assister : ni droïdes, ni réducteurs de pesanteur, ni bras robotiques…Et pas d’amis je suppose ? Cette enflure vous a coupée de toutes vos relations antérieures, non ? Comment veux-tu qu’elle ait déplacé le corps ? En plus, je viens de recevoir ses analyses : il y a plus d’anxiolytiques et d’euphorisants que de sang dans son organisme mais ses mains sont parfaitement manucurées, aucune blessure, aucune trace de sang de son époux, aucun signe qu’elle ait déplacé un corps. Et si elle avait pris ses rêves de haine contre son horrible mari pour la réalité ? Et si cet abruti était juste en déplacement ?

 

Laura se redressa subitement, une rage glacée au fond des yeux : « Ecoute, ma ptite : tu as compris que j’étais une chiffe molle, une pauvre loque manipulée par son mari, mais ce matin-là, en ne me laissant pas mourir, en tuant cette ordure, j’ai enfin réussi à me libérer et je t’interdis de me retirer ça ! Je sais ce que j’ai fait ! »

Selma se racla la gorge : « D’accord, je suis désolée…Vous voulez bien nous montrer votre chambre ? »

Laura et Ralf faisaient chambre à part. Celle de Laura se trouvait au rez-de-chaussée, face un jardin merveilleux planté de rosiers multicolores. Selma la fouilla minutieusement et utilisa à nouveau tous les filtres à sa disposition pour détecter des substances organiques, en vain. Dans le placard, elle dénicha une trappe sous le parquet : « Tiens tiens ! ».

Laura rougit violemment. Dans la cache, Selma trouva le vieux carton d’un simulateur d’ambiance vide, à l’exception d’un carnet et d’un stylo.

« Votre moyen de vous évader de cette prison ? »

Laura acquiesça. La détective rangea délicatement la boîte à son emplacement et referma la trappe.
La salle de bain attenante révéla un assortiment complet d'antidépresseurs et d’euphorisants, mais pas de cadavre.

Selma haussa les épaules et le petit groupe poursuivit sa visite.

Au rez-de-chaussée, il y avait encore une bibliothèque garnie de reliures vides (« Ralf n’aimait pas lire mais trouvait ça esthétique. »), une luxueuse salle de bain d’invités encore en marbre, un immense salon doté d’un piano mécanique et le bureau de Ralf, dépotoir de factures, discours et magazines cochon. Selma ouvrit un grand placard intégré au mur. A l’intérieur se trouvait un droïde garde du corps, la version gorille qui pète les dents, mais plié en quatre et tassé au fond d’une étagère. Selma se tourna vers Laura : « Je croyais que votre mari détestait la technologie !

-       C’est vrai : ce garde du corps lui est imposé par sa fonction de maire. En principe, Ralf a l’obligation de le laisser allumé et de l’emmener dans tous ses déplacements. Mais comme d’habitude, mon mari n’en a fait qu’à sa tête et a fait déconnecter son droïde. 

-       Vous permettez que je vérifie ? »


Le bras robotisé de Selma se déplia et retira aisément le cache sur la nuque du robot. « Le câble d’alimentation a bien été sectionné. » Avant de refermer la porte du placard, elle passa un doigt sur le droïde et l’étagère.

« Bien, et si nous allions au premier ? Je me sens comme une acheteuse en pleine visite d’une maison-témoin. J’adore cette enquête ! », lança Selma depuis les escaliers.

A l’étage se trouvaient trois immenses chambres et deux salles de bain, toutes désespérément propres, à l’exception de la chambre de Ralf, répugnant foutoir: « Je n’avais pas le droit d’y entrer, pas même pour y faire le ménage, révéla Laura. Ça me désolait un peu ; j’aime que tout soit propre et bien rangé. Et en même temps, vous avez vu toute cette crasse ? Jamais je n’en serais venue à bout ! Alors je préférais faire l’autruche et me persuader que cet endroit n’existait pas dans la maison… »

Dans le couloir, Selma pila net. Les deux femmes derrière elle se cognèrent à son fauteuil : « Hey, fais attention ! » gronda Mel en frottant son nez endolori. Mais Selma ne l’entendait pas : elle fonçait en direction de l’escalier : « Suivez-moi, je sais où se trouve le corps ! »

Mel et Laura la suivirent en courant jusqu’à la cuisine : « Mais enfin, on a déjà fouillé cette pièce de fond en comble ! s’exclama Mel.

-       Tut tut, laisse-moi faire mon discours de détective, tu veux ?

-       Tu es vaniteuse et tu lis trop de vieux polars…

-       Si tu veux. Mesdames, si nous sommes réunies aujourd'hui en ces lieux, c'est que les apparences sont souvent trompeuses. On ne peut s’y fier, vous savez : le commun des mortels voit en moi une victime, une malade souffreteuse, et en Laura une femme puissante et heureuse, mariée au personnage le plus important de la ville. Durant toutes ces années, Laura a tenté de se persuader que c’était vrai. Belle maison, beau jardin, rien qui dépasse ! Mais ce matin, elle s'est enfin libérée du cauchemar dans lequel elle vivait, en tuant son persécuteur. Elle s’est libérée oui, mais pas son subconscient, pas encore du moins. En trouvant son mari mort sur le sol, elle nous l'a dit : son premier réflexe a été de nettoyer ce carnage, de cacher cet événement sous le tapis, de « faire l’autruche ». Mais, comme je l’avais deviné, la tâche était insurmontable sans aide pour une femme de son gabarit. Alors, assommée par le cocktail de médicaments qu’elle avait ingéré, elle est allée dans sa chambre et elle a pris…ceci !

 

D’un geste théâtral, Selma recula l’un des tabourets du plan de travail. Un petit objet ressemblant à un frisbee y était posé.

« Merde alors !, chuchota Mel.
- Hé oui, elle a recréé l’image de sa cuisine impeccable grâce à son simulateur d’ambiance, un objet qu’elle cachait à son mari, pourfendeur de toute technologie, et qui lui permettait d’oublier son quotidien, objet qui lui as aussi permis de se débarrasser de ce cadavre si encombrant et du chaos dans sa cuisine. Bien sûr, ce n'était pas une solution durable, ni rationnelle, mais cela a suffi à apaiser son subconscient et à lui procurer un sommeil réparateur. Pourtant, regardez… »

Selma appuya sur l'interrupteur du petit appareil. Aussitôt, l’image iridescente de la cuisine parfaite s'effaça pour laisser place à un véritable champ de bataille. La pièce était maculée d’épices, de morceaux de toats, de pots, d’assiettes brisées et de sang. Les trois femmes s’approchèrent prudemment. Dans le coin gauche, au pied du grille-pain, le cadavre de Ralf attendait sagement d’être retrouvé.

« C’est quand même bête d’avoir enclenché mes réacteurs et d’avoir fouillé cette pièce en voletant. Si j’étais restée au sol, j’aurais immédiatement roulé sur le verre cassé et compris plus tôt…

-       Que fait-on à présent ? murmura Laura.

-       À présent, tu n'es plus seule, répondit Mel. Alors nous allons t'aider à tout nettoyer et à faire passer la mort de ton mari pour un accident. Selma est détective, et elle a lu tous les vieux polars : ça sera facile pour elle !

-       Et ensuite, que vais-je devenir ?

-       Facile, rétorqua Selma, vous allez jouer les veuves éplorées en public, vous reconstruire en privé. Trouver un petit hobby pour vous occuper, ça vous aiderait aussi, je pense. Il paraît qu’une place de maire vient de se libérer… »

 

 

 

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