I
« Bon, on va le voir ou pas ? »
Ophélie grimaça : « Je sais pas trop. J’ai un mauvais
pressentiment ; et si on se faisait arnaquer ?
- C’est un risque oui, admit Alix, mais le gars au téléphone paraissait
honnête, et juste désireux de se débarrasser du fauteuil rapidement, donc à bas
prix. Je pense que l’avoir sous les yeux lui rappelle trop de souvenirs.
- Super, je vais poser tous les jours mon postérieur sur le fauteuil d’un
mort !
- Et alors, tu crois qu’il va hanter ton cul ? Au moins ça te ferait du
changement ! Mais si tu préfères que je pousse ce cul non-hanté pendant
encore 18 mois, libre à toi ! »
Ophélie posa les yeux sur le fauteuil manuel de pharmacie
miteux qu’elle supportait à grand peine depuis deux mois déjà. Son fauteuil
électrique avait rendu l’âme au bout de trois ans et demi. Impossible à
réparer, irrécupérable. Et la sécurité sociale finançant un fauteuil tous les
cinq ans seulement, elle se retrouvait privée de son autonomie, dépendant
entièrement d’Alix pour tout déplacement. Il fallait bien admettre que ça la
rendait folle, et que les chances de retrouver un fauteuil électrique d’occasion
à sa taille à un prix pareil étaient infimes, voire nulles. Elle soupira :
« Très bien, allons voir ce fauteuil hanté ! »
Une heure et un coup de fil plus tard, elles se retrouvaient
devant un petit pavillon de banlieue à dix-mille autres pareil : « Un
pavillon de banlieue ne peut décemment pas être hanté,
impossible ! », affirma Alix.
C’est un vieil homme longiligne et très soigné qui leur ouvrit la porte. Son
visage aux traits tirés s’éclaira instantanément lorsqu’il vit les jeunes
femmes : « Ah, Alix, ravi de faire votre connaissance ! Et vous
devez être Ophélie… » Il la détailla de haut en bas. « Je pense que
le fauteuil vous siéra à la perfection ! Entrez, je vous ai préparé du thé
et des scones ! » Il les précéda en boitillant.
« Oh, des scones ! J’adore ça ! » babilla Alix, qui
poussait une Ophélie visiblement agacée. Elles pénétrèrent dans un salon digne
d’une maison de poupée victorienne ; meubles en acajou brillant et lourdes
tentures roses qui tamisaient la lumière. Elles s’installèrent autour d’un
guéridon fraîchement ciré pour déguster les scones, qui étaient succulents,
tandis que leur hôte, l’œil brillant, s’amusait de la gloutonnerie d’Alix. Plus
réservée, Ophélie se sentait toujours mal à l’aise. Alors qu’elle inspectait la
pièce, son regard tomba sur un drap sombre recouvrant une forme carrée dans un
coin. Baissant les yeux, elle remarqua une roue massive dans laquelle un
morceau du drap avait été calé. Elle fronça les sourcils. Son hôte le remarqua
et tourna la tête en direction du fauteuil : « Ah, je vois que Madame
ne se laisse pas distraire de ses objectifs par mes scones ! C’est bien le
fauteuil à vendre, il appartenait à ma petite-fille. » Le regard de
l’homme se voila.
« Nous vous présentons toutes nos condoléances. » bredouilla Alix la
bouche pleine. Un morceau de scone mâchouillé atterrit sur le guéridon. Le
vieil homme le contempla un instant avant d’éclater de rire : « Oh,
Alix, vous êtes tellement rafraîchissante ! Merci pour votre
compassion. » Il sortit de sa poche un mouchoir brodé avec lequel il
recueillit soigneusement la miette. « Et si je vous montrais le fauteuil,
Ophélie, pendant que votre compagne termine sa collation ? »
D’autorité, les mains ridées et caleuses se placèrent sur les poignées afin de
pousser Ophélie, qui grimaça. Alix lui lança un regard éloquent, alors elle se
laissa pousser par cet inconnu sans protester.
Lorsqu’il souleva le drap sombre cependant, elle ne put
contenir son excitation : « Bordel, Alix ! Mais c’est un PF5, la
Rolls des fauteuils ! Pourquoi tu m’as rien dit ?!
- Qu’est-ce que j’y connais moi ? grommela Alix la bouche pleine. Toi qui
pensais négocier le prix, bravo : c’est mort, maintenant ! »
Cette fois-ci, le vieil homme ne put
contrôler un accès de fou rire. Essoufflé, il parvint à grand peine à
articuler : « Pardonnez-moi, je vais devoir monter à la salle d’eau.
Profitez-en pour essayer ce joyau. »
Avec l’aide d’Alix, Ophélie se transféra sur le fauteuil. A
peine assise, elle poussa un hurlement. « Qu’est-ce qui se passe ? Tu
es blessée ? s’alarma Alix.
- Non ! Ce coussin air est incroyablement confortable : plus jamais
j’aurai mal aux fesses, tu comprends ? Plus jamais ! Et le fauteuil,
le fauteuil ! Mais il est pile à ma taille, tous les réglages sont
impeccables !
- Ouais mais tu sais, c’est celui d’une morte !, la nargua Alix.
- Rien à faire ! Allez, je l’allume ! »
Le fauteuil émit un bip discret et la lueur verdâtre du
voyant de batteries éclaira le visage d’Ophélie pendant qu’elle testait les
diverses fonctionnalités, en poussant chaque fois des jurons d’excitation.
« Tout semble marcher ; je le fais rouler un peu. »
Elle actionna le joystick. Le fauteuil avança de quelques centimètres avant
d’émettre un grognement lugubre et de s’immobiliser.
« Merde, c’était trop beau… » soupira Ophélie, abattue.
« Calme-toi, la drama-queen ! » lança Alix en se saisissant du
drap sombre dans lequel s’était entravée la roue.
Méthodique, elle le dégagea soigneusement sans le déchirer.
« C’est fou ça : le drap était vraiment entortillé dans la roue. Essaie
encore ? »
Le fauteuil sembla bondir et fonça sur elle avant de piler net. Le repose-pieds
métallique s’arrêta à quelques millimètres de ses chevilles.
« Mais ça va pas ? Maîtrise ta monture, Oph ! Si tu veux ramener
cette chose à la maison, faudra peut-être que tu prennes des cours de conduite,
avant ! »
Ophélie marmonna de vagues excuses, vexée que sa compagne
remette sa conduite en question. Elle réduisit néanmoins sa vitesse et fit le
tour de la pièce sans encombre.
« Alors, il vous plaît ? » Derrière Alix, sur la troisième
marche de l’escalier, s’était matérialisé le vieil homme.
« Vous plaisantez ? s’enthousiasma Ophélie, je l’adore !
- Vous savez quoi, Mademoiselle ? Votre amie et vous m’avez fait le cadeau
le plus précieux du monde : vous m’avez prouvé que j’étais encore capable
de rire. Alors, le fauteuil est à vous. Partez, à présent. »
Alix eut à peine le temps de replier le fauteuil manuel et
de le prendre sous un bras que les deux jeunes femmes se retrouvèrent dehors.
« C’était bizarre, non ? fit remarquer Alix.
- Très bizarre. Et mélodramatique. J’y crois pas une seconde à son histoire de
rire. C’est quoi le piège ? Tu crois que le fauteuil est rempli de coke et
que je sers de mule ? »
Alix haussa les épaules : « Alors on va le démonter et passer une
bonne soirée ! Allez, viens. »
II
« Tu vois quelque chose ? demanda Ophélie, juchée
tout en haut du vérin, remonté au maximum.
- Rien du tout. J’ai jamais vu un fauteuil aussi propre franchement. Corinne
est nickel.
- Corinne ?
- Ca lui va bien, non ? On dirait qu’elle sort d’usine : les réglages
me semblent nickel, tous les roulements sont parfaitement graissés. Ton petit
vieux devait s’y connaître et être totalement maniaque.
- Alors on fait quoi ?
- T’as qu’à appeler les flics pour leur raconter qu’un horrible petit vieux en
deuil t’a fait un trop beau cadeau et que tu trouves ça suspect.
- Très drôle, grinça Ophélie.
- Ok. Alors profite de ta chance et arrête de te mettre la rate au
court-bouillon ! »
Ophélie sourit ; elle adorait quand Alix s’énervait et
utilisait des expressions vieillottes. Sans doute avait-elle raison, c’était un
coup de chance et il fallait le savourer.
Alors, elle savoura. Elle piqua des sprints dans la rue, une
Alix essoufflée à ses côtés, elle utilisa le « lift » pour attraper
en hauteur une dizaine de conserves dont elles n’avaient aucun besoin, elle profita
de la fonction « couchée » pour faire des siestes, elle monta et
descendit à la chaîne des trottoirs et fit des slaloms la nuit dans les rues
piétonnes de la ville.
Corinne fonctionnait parfaitement, et pourtant, à plusieurs
reprises cette semaine, il y eut des ratés. D’abord, alors qu’elle pensait
l’avoir sécurisé et éteint dans le bus, elle avait roulé sur le pied d’un type
odieux, qui avait fait un esclandre. Une autre fois, au beau milieu du passage
piéton, elle était soudainement repartie en marche arrière et avait fait choir
un homme âgé. Enfin, le fauteuil s’était rabattu trop tôt alors qu’elle
doublait un homme sur le trottoir et elle l’avait lourdement heurté sur le
flanc, l’envoyant valser contre le mur.
Ces incidents l’angoissaient beaucoup. Chaque fois, elle
avait eu l’impression de perdre le contrôle de sa monture. Après en avoir
inspecté la mécanique et l’électronique, Alix s’était gentiment moquée
d’elle : « Corinne est en pleine forme mais peut-être que c’est toi
qui devrais faire un petit check-up en fait. Tu me sembles fatiguée. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire