samedi 20 décembre 2025

Corinne chap I et II

I

« Bon, on va le voir ou pas ? »
Ophélie grimaça : « Je sais pas trop. J’ai un mauvais pressentiment ; et si on se faisait arnaquer ?
- C’est un risque oui, admit Alix, mais le gars au téléphone paraissait honnête, et juste désireux de se débarrasser du fauteuil rapidement, donc à bas prix. Je pense que l’avoir sous les yeux lui rappelle trop de souvenirs.
- Super, je vais poser tous les jours mon postérieur sur le fauteuil d’un mort !
- Et alors, tu crois qu’il va hanter ton cul ? Au moins ça te ferait du changement ! Mais si tu préfères que je pousse ce cul non-hanté pendant encore 18 mois, libre à toi ! »

Ophélie posa les yeux sur le fauteuil manuel de pharmacie miteux qu’elle supportait à grand peine depuis deux mois déjà. Son fauteuil électrique avait rendu l’âme au bout de trois ans et demi. Impossible à réparer, irrécupérable. Et la sécurité sociale finançant un fauteuil tous les cinq ans seulement, elle se retrouvait privée de son autonomie, dépendant entièrement d’Alix pour tout déplacement. Il fallait bien admettre que ça la rendait folle, et que les chances de retrouver un fauteuil électrique d’occasion à sa taille à un prix pareil étaient infimes, voire nulles. Elle soupira : « Très bien, allons voir ce fauteuil hanté ! »

Une heure et un coup de fil plus tard, elles se retrouvaient devant un petit pavillon de banlieue à dix-mille autres pareil : « Un pavillon de banlieue ne peut décemment pas être hanté, impossible ! », affirma Alix.
C’est un vieil homme longiligne et très soigné qui leur ouvrit la porte. Son visage aux traits tirés s’éclaira instantanément lorsqu’il vit les jeunes femmes : « Ah, Alix, ravi de faire votre connaissance ! Et vous devez être Ophélie… » Il la détailla de haut en bas. « Je pense que le fauteuil vous siéra à la perfection ! Entrez, je vous ai préparé du thé et des scones ! » Il les précéda en boitillant.

« Oh, des scones ! J’adore ça ! » babilla Alix, qui poussait une Ophélie visiblement agacée. Elles pénétrèrent dans un salon digne d’une maison de poupée victorienne ; meubles en acajou brillant et lourdes tentures roses qui tamisaient la lumière. Elles s’installèrent autour d’un guéridon fraîchement ciré pour déguster les scones, qui étaient succulents, tandis que leur hôte, l’œil brillant, s’amusait de la gloutonnerie d’Alix. Plus réservée, Ophélie se sentait toujours mal à l’aise. Alors qu’elle inspectait la pièce, son regard tomba sur un drap sombre recouvrant une forme carrée dans un coin. Baissant les yeux, elle remarqua une roue massive dans laquelle un morceau du drap avait été calé. Elle fronça les sourcils. Son hôte le remarqua et tourna la tête en direction du fauteuil : « Ah, je vois que Madame ne se laisse pas distraire de ses objectifs par mes scones ! C’est bien le fauteuil à vendre, il appartenait à ma petite-fille. » Le regard de l’homme se voila.
« Nous vous présentons toutes nos condoléances. » bredouilla Alix la bouche pleine. Un morceau de scone mâchouillé atterrit sur le guéridon. Le vieil homme le contempla un instant avant d’éclater de rire : « Oh, Alix, vous êtes tellement rafraîchissante ! Merci pour votre compassion. » Il sortit de sa poche un mouchoir brodé avec lequel il recueillit soigneusement la miette. « Et si je vous montrais le fauteuil, Ophélie, pendant que votre compagne termine sa collation ? » D’autorité, les mains ridées et caleuses se placèrent sur les poignées afin de pousser Ophélie, qui grimaça. Alix lui lança un regard éloquent, alors elle se laissa pousser par cet inconnu sans protester.

Lorsqu’il souleva le drap sombre cependant, elle ne put contenir son excitation : « Bordel, Alix ! Mais c’est un PF5, la Rolls des fauteuils ! Pourquoi tu m’as rien dit ?!
- Qu’est-ce que j’y connais moi ? grommela Alix la bouche pleine. Toi qui pensais négocier le prix, bravo : c’est mort, maintenant ! »
 Cette fois-ci, le vieil homme ne put contrôler un accès de fou rire. Essoufflé, il parvint à grand peine à articuler : « Pardonnez-moi, je vais devoir monter à la salle d’eau. Profitez-en pour essayer ce joyau. »

Avec l’aide d’Alix, Ophélie se transféra sur le fauteuil. A peine assise, elle poussa un hurlement. « Qu’est-ce qui se passe ? Tu es blessée ? s’alarma Alix.
- Non ! Ce coussin air est incroyablement confortable : plus jamais j’aurai mal aux fesses, tu comprends ? Plus jamais ! Et le fauteuil, le fauteuil ! Mais il est pile à ma taille, tous les réglages sont impeccables !
- Ouais mais tu sais, c’est celui d’une morte !, la nargua Alix.
- Rien à faire ! Allez, je l’allume ! »

Le fauteuil émit un bip discret et la lueur verdâtre du voyant de batteries éclaira le visage d’Ophélie pendant qu’elle testait les diverses fonctionnalités, en poussant chaque fois des jurons d’excitation.
« Tout semble marcher ; je le fais rouler un peu. »
Elle actionna le joystick. Le fauteuil avança de quelques centimètres avant d’émettre un grognement lugubre et de s’immobiliser.
« Merde, c’était trop beau… » soupira Ophélie, abattue.
« Calme-toi, la drama-queen ! » lança Alix en se saisissant du drap sombre dans lequel s’était entravée la roue.
Méthodique, elle le dégagea soigneusement sans le déchirer.
« C’est fou ça : le drap était vraiment entortillé dans la roue. Essaie encore ? »
Le fauteuil sembla bondir et fonça sur elle avant de piler net. Le repose-pieds métallique s’arrêta à quelques millimètres de ses chevilles.
« Mais ça va pas ? Maîtrise ta monture, Oph ! Si tu veux ramener cette chose à la maison, faudra peut-être que tu prennes des cours de conduite, avant ! »

Ophélie marmonna de vagues excuses, vexée que sa compagne remette sa conduite en question. Elle réduisit néanmoins sa vitesse et fit le tour de la pièce sans encombre.
« Alors, il vous plaît ? » Derrière Alix, sur la troisième marche de l’escalier, s’était matérialisé le vieil homme.
« Vous plaisantez ? s’enthousiasma Ophélie, je l’adore !
- Vous savez quoi, Mademoiselle ? Votre amie et vous m’avez fait le cadeau le plus précieux du monde : vous m’avez prouvé que j’étais encore capable de rire. Alors, le fauteuil est à vous. Partez, à présent. »

Alix eut à peine le temps de replier le fauteuil manuel et de le prendre sous un bras que les deux jeunes femmes se retrouvèrent dehors.
« C’était bizarre, non ? fit remarquer Alix.
- Très bizarre. Et mélodramatique. J’y crois pas une seconde à son histoire de rire. C’est quoi le piège ? Tu crois que le fauteuil est rempli de coke et que je sers de mule ? »
Alix haussa les épaules : « Alors on va le démonter et passer une bonne soirée ! Allez, viens. »

II

« Tu vois quelque chose ? demanda Ophélie, juchée tout en haut du vérin, remonté au maximum.
- Rien du tout. J’ai jamais vu un fauteuil aussi propre franchement. Corinne est nickel.
- Corinne ?
- Ca lui va bien, non ? On dirait qu’elle sort d’usine : les réglages me semblent nickel, tous les roulements sont parfaitement graissés. Ton petit vieux devait s’y connaître et être totalement maniaque.
- Alors on fait quoi ?
- T’as qu’à appeler les flics pour leur raconter qu’un horrible petit vieux en deuil t’a fait un trop beau cadeau et que tu trouves ça suspect.
- Très drôle, grinça Ophélie.
- Ok. Alors profite de ta chance et arrête de te mettre la rate au court-bouillon ! »

Ophélie sourit ; elle adorait quand Alix s’énervait et utilisait des expressions vieillottes. Sans doute avait-elle raison, c’était un coup de chance et il fallait le savourer.

Alors, elle savoura. Elle piqua des sprints dans la rue, une Alix essoufflée à ses côtés, elle utilisa le « lift » pour attraper en hauteur une dizaine de conserves dont elles n’avaient aucun besoin, elle profita de la fonction « couchée » pour faire des siestes, elle monta et descendit à la chaîne des trottoirs et fit des slaloms la nuit dans les rues piétonnes de la ville.

Corinne fonctionnait parfaitement, et pourtant, à plusieurs reprises cette semaine, il y eut des ratés. D’abord, alors qu’elle pensait l’avoir sécurisé et éteint dans le bus, elle avait roulé sur le pied d’un type odieux, qui avait fait un esclandre. Une autre fois, au beau milieu du passage piéton, elle était soudainement repartie en marche arrière et avait fait choir un homme âgé. Enfin, le fauteuil s’était rabattu trop tôt alors qu’elle doublait un homme sur le trottoir et elle l’avait lourdement heurté sur le flanc, l’envoyant valser contre le mur. 

Ces incidents l’angoissaient beaucoup. Chaque fois, elle avait eu l’impression de perdre le contrôle de sa monture. Après en avoir inspecté la mécanique et l’électronique, Alix s’était gentiment moquée d’elle : « Corinne est en pleine forme mais peut-être que c’est toi qui devrais faire un petit check-up en fait. Tu me sembles fatiguée. »

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