III
Ophélie était peut-être fatiguée mais elle était bien
persuadée d’être une conductrice aguerrie, elle était sûre que ces accidents
n’étaient pas de son fait. Alors, elle tenta de les multiplier et de les
enregistrer. Tous les jours, munie de sa GoPro, elle sortit dans des lieux
publics et des transports en commun bondés afin de reproduire les conditions
des premiers incidents.
Cette méthode porta ses fruits : en une semaine, elle
avait enregistré quatre altercations. Elle visionnait à nouveau les films
lorsque l’évidence la frappa.
Elle fonça dans le salon chercher Alix, qui s’était endormie devant
Columbo : « Réveille-toi ! Je t’ai fait un montage de mes
accidents. Tu dois absolument regarder ça ! »
Les images des quatre accidents s’enchaînèrent ; deux
pieds écrasés, un coup de repose-pieds dans les tibias et une poussée dans le
caniveau.
« Mais qu'est-ce qui t'arrive ? grommela Alix, non seulement tu
t’amuses à blesser des gens mais en plus, tu les filmes à leur insu ?!
c'est totalement illégal ! Vraiment, je ne te reconnais plus ! »
Déjà, elle se levait de sa chaise, visiblement furieuse.
« Attends, laisse-moi une chance ! Regarde ma main sur les
vidéos ! »
Intriguée, Alix se rassit, et ce qu’elle vit la laissa pantoise : sur deux
vidéos, au moment des accidents, la main d’Ophélie n’actionnait pas la manette
mais était sagement posée sur son genou.
« Ok, Corinne a un problème, je vais l’inspecter...
- Attends, il y a plus inquiétant. »
Ophélie repassa les quatre incidents dans leur totalité.
« Palsambleu !, murmura Alix, c’est moi ou à chaque fois ton fauteuil
a agressé des foutriquets ?
- Des gros enfoirés, oui ! Regarde, le premier était en
train de peloter discrètement sa voisine, le deuxième, tu as vu ?
- Oui, il venait d’insulter une vieille dame qui voulait sa
place. Mais le troisième, je vois pas.
- Ah, je sais. On n’entend pas suffisamment sur la vidéo
mais je me souviens qu’il était en train de rabaisser sa femme. Franchement, je
pense que si le fauteuil ne l’avait pas fait, c’est moi qui l’aurais écrasé.
- Et le dernier était en train de siffler une femme avant
d’atterrir dans le caniveau. Ventrebleu Oph, tu possèdes un fauteuil fantôme
misandre qui joue les justiciers ?!
- Je crois bien », chuchota-t-elle.
Alix réfléchit intensément quelques
minutes : « Non, c’est n’importe quoi ! Depuis le début, on
blague avec cette histoire de fauteuil fantôme et là tu me sors ça ?!
C’est impossible, tu as monté toute cette histoire et c’est vraiment le truc le
plus dégueulasse que tu m’aies jamais fait ! »
Elle sortit de la pièce en claquant la porte.
IV
Depuis cette soirée, Ophélie faisait des insomnies. Elle
avait pris l’habitude de vadrouiller la nuit pendant qu’Alix dormait comme un
loir. Elle aimait l’atmosphère de la ville nocturne, les murs de pierre encore
tout chauds du soleil de l’après-midi, elle aimait voir les chauves-souris
frôler les lampadaires et attraper un insecte en piqué, et elle aimait les
slaloms avec son fauteuil-fantôme-misandre de compétition. Elle se disait qu’en
plus, à 2 heures du mat’, il n’y aurait personne à blesser dans les rues.
Mais dans toute ville, la nuit, il y a des mecs bourrés qui
sortent leur teub pour pisser sur tous les murs. Il fallut qu’elle en rencontre
un, et il fallut qu’il la prenne pour cible : « Hé, Roulette, tu
t’amuses bien ? Tu roules vite dis, Roulette, t’as pas peur de
l’accident ? »
Sans répondre, Ophélie accéléra. Habituellement, 10km/h, en
pleine nuit et en pleine cuite, ça dissuadait les déchets de la suivre. Surtout,
elle espérait que le fauteuil n'avait pas entendu ça ou le type prendrait cher.
Elle ricana nerveusement : elle devenait folle et Alix avait décidément
raison de se détourner d’elle.
Subitement, le fauteuil pila net. Projetée en avant, elle se
redressa péniblement avant d’inspecter son boîtier de commande. Toutes les
lumières étaient éteintes. Elle appuya frénétiquement sur le bouton on/off, en
vain.
Elle se retrouvait donc en ville, au milieu de la nuit, sous
un lampadaire éteint, incapable de bouger, toute seule. Seule ? Si
seulement : elle se demandait où était l’outre à vin qui l’avait abordée,
si le gars l’avait suivie, ou s’il s’était étalé par terre en tentant de reboutonner
son futal. Cette pensée la rasséréna : après tout, il lui restait son
portable. Tant pis, elle allait devoir réveiller Alix. A la deuxième sonnerie,
une odeur de vinasse mélangée à celle du vomi frappa ses narines. Oh oh…A la
troisième, le propriétaire de ce fumet infect se dressait devant elle. La
lumière du téléphone lui permit de distinguer un spécimen peu ragoûtant. La
cinquantaine bien tassée, le cheveu rare et plaqué sur le crâne par le sébum,
la barbe hirsute et parsemée de morceaux qu’on craignait d’identifier, le type
avait visiblement passé les quinze dernières années à tester sa résistance à
l’alcool.
« Allô, Oph ? Jarnicoton, tu m’as réveillée ! T’es
où… ? »
D’une pichenette, l’individu avait fait tomber le téléphone sur le
repose-pieds : « Alors Roulette, t’es en panne ? T’as besoin
d’aide ? Moi j’suis un philanthrope tu sais…
Une énorme paluche poilue se posa sur l’épaule d’Ophélie.
« Ôte ta sale patte et ramasse ce téléphone ! grinça-t-elle.
- Tu sais, poursuivit-il comme si de rien n’était, je suis très sensible à la
cause des handicapées. Je parie que c’est pas facile pour toi de te faire
soulever. Mais moi, j’aime aider ma prochaine, ouais : je vais faire ça
pour toi ! »
Entre ses pieds, le téléphone s’éteignit. Le seul espoir
d’Ophélie, c’était qu’Alix ait compris ce qui était en train de se passer et
qu’elle rapplique avec sa bombe au poivre, grâce à la localisation partagée de
son portable. Plongée dans le noir, la jeune femme entendit le cliquetis de la
ceinture puis la braguette qui descendait. Certes, elle n’avait pas beaucoup de
forces, mais elle était prête à mordre, pincer, griffer ce salopard.
Elle n’en eut cependant pas l’opportunité : alors que
le type s’apprêtait à la peloter, Corinne se ralluma pleins phares, et avant
qu’Ophélie comprenne ce qui se passait, elle fonçait en rugissant sur son
adversaire. Le repose-pieds heurta de plein fouet une paire de tibias. Un
horrible craquement résonna dans le silence de la nuit et le type s’effondra en
hurlant sur Ophélie. Le fauteuil recula prestement, laissant choir le
harceleur, les jambes pissant le sang. Dans la lumière des phares, la jeune
femme vit même briller un morceau d’os qui sortait du mollet. Réprimant un
haut-le-cœur, elle faisait marche arrière afin de contourner le corps au sol et
de fuir, quand les lumières du fauteuil se mirent à clignoter frénétiquement.
Il refusa de reculer davantage et rugit à nouveau. Dans les phares, le type sanglotait,
recroquevillé au sol.
Incapable de reprendre le contrôle du véhicule, Ophélie tirait frénétiquement
son joystick en arrière pendant que le fauteuil fonçait une nouvelle fois. La
roue toucha le bras que le type avait dressé pour protéger son visage. Elle
patina un moment dessus, arrachant la peau jusqu’à l’os avant de grimper sur le
corps, enchaînant les allers-retours frénétiques.
Secouée comme un prunier, Ophélie hurlait. Le fauteuil
descendit en rugissant, visant à présent le visage. « Ça suffit !
Bordel, mais ça suffit ! Ça va, il est assez puni comme ça, tu trouves
pas ?! »
« Mais qu’est-ce qui se passe ici ? » brailla Alix, apparue au
bout de la rue, un manteau jeté par-dessus son pyjama. Le fauteuil s’arrêta instantanément
et Ophélie en reprit le contrôle.
Alix s’approcha du paquet sanguinolent au sol. « C’est toi qui as fait ça,
Oph ?
- Mais non ! C’est ce fauteuil. Il rugissait, il fonçait, frappait
toujours. Il voulait le tuer. Tu me crois, hein ?»
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