I
Selma s’emmerdait.
Trois heures qu’elle planquait en face de la chambre 228 de l’Asgard Hôtel et
rien ne bougeait. Ses yeux étaient secs comme une biscotte d’hôpital à force de
fixer la petite pièce aux draps d’un blanc douteux dans ses lentilles-espionnes.
Elle dézooma un peu, clignant des yeux pour les humidifier. C’est bien sûr ce
moment-là que choisit le couple pour pénétrer en trombe dans la chambre, en un
tourbillon de baisers désordonnés, de vêtements froissés et de tripotage sans
équivoque. Elle zooma à nouveau et lança l’enregistrement juste à temps :
l’homme descendait déjà le store en même temps que la femme sa braguette.
« C’est dans
la boîte ! s’exclama la détective.
-
J’ai vu ça en direct sur mon écran, Selma. Joli
flag…que tu as failli louper, rétorqua Mel. »
Selma grogna : « C’est facile pour toi de critiquer alors que tu
passes ta vie au bureau, le cul vissé sur ta chaise !
-
Techniquement, toi aussi, ma belle !
Allez, j’envoie les images à la cliente et je te paie un verre au Volo
dans dix minutes ! »
Selma sourit :
malgré ses remontrances, Mel était de bonne humeur, la soirée s’annonçait
prometteuse. Elle s’avança vers le bord de la terrasse et plongea dans le vide.
Aussitôt, les réacteurs de son fauteuil high-tech s’enclenchèrent, la déposant
en douceur sur le trottoir, quinze mètres plus bas, sous le regard effaré des
passants. Elle soupira ; être myopathe non traitée en 2053, c’était comme
être une foutue licorne. La thérapie génique, couplée pour les patients les
plus âgés, à certaines opérations, avait « corrigé » la plupart des
maladies génétiques invalidantes. Déjà adulte lorsque ces techniques avaient
été mises au point, ses muscles avaient fondu, ses membres avaient subi des
rétractions et s’étaient repliés sur eux-mêmes. Pour devenir valide, il lui
aurait fallu prendre à vie de lourds traitements, subir des opérations
multiples, notamment briser chacun des os de ses bras et de ses jambes afin de
les remodeler, lui faire greffer de nouveaux muscles. Des mois de torture
inutiles alors que son fauteuil tout-terrain lui permettait de circuler plus
vite qu’un valide, de franchir tous les obstacles et même de voler, alors que
son assurance-maladie lui permettait d’obtenir des bras robotisés
surpuissants ; quel intérêt alors ? elle avait appris à s’aimer telle
qu’elle était, ç’avait été un long cheminement qu’elle n’avait pas envie de
recommencer, alors, elle avait choisi de rester elle-même. En contrepartie, on
la regardait comme une bête curieuse, ce qui est peu pratique quand on exerce la
profession de détective privée. C’est là que Mel intervenait. A la fois
secrétaire et vitrine de l’agence, elle recevait les clients désœuvrés en quête
de réponses ; elle les rassurait, leur proposait un bon substitut de café
(ce dernier était porté disparu depuis cinq ans et aucun détective n’avait rien
pu y faire) et les assurait que son « meilleur élément » allait se
pencher sur leur affaire. Selma étant l’unique détective de l’agence, Mel
pouvait la qualifier sans mentir de « meilleur élément ». Le fait que
les clients ne la rencontrent jamais ajoutait une touche de mystère qui les
faisait bicher : ils imaginaient avoir embauché Bogart en chair et en os
avec la clope au bec et tous les accessoires. Le système était donc
parfaitement rodé.
Elle tira la langue
aux passants avant de prendre la direction du bar « A vau-l’eau ».
Elle circulait rapidement sur les trottoirs, slalomant avec aisance entre les
valides interloqués et arriva la première devant la devanture miteuse du bar à eaux
minérales. Sans attendre, elle se fraya un passage jusqu’à la petite salle du
fond entre les meubles en formica crasseux, repoussant avec son rayon
anti-gravité tables, chaises ainsi que leurs occupants qui poussaient des cris
d’orfraie dont elle n’avait cure. Au patron qui se présenta pour protester
contre ses mauvaises manières, elle téléchargea instantanément 20
crédits : « Comme d’hab, Gérald ! ». Il s’éloigna en
l’insultant dans sa barbe mais, adouci par l’appât du gain, il revint bientôt
avec une carafe et deux verres. Selma actionna un bouton implanté sur son index
et une gaine robotisée se déplia instantanément sur son bras droit, lui
permettant de se servir un verre qu’elle avala cul-sec en grimaçant. La bibine
illicite de Gérald était toujours aussi dégueulasse mais depuis la
réinstauration de la prohibition, c’était tout ce que l’on pouvait se procurer
pour fêter un succès, se remettre d’un échec ou oublier sa vie minable.
Mel apparut alors,
déposant un baiser sur ses lèvres avant de s’asseoir en face d’elle tout
sourire : « Tu as toujours eu des goûts de luxe en matière d’alcool, fais
pas ta bégueule ! » Elle se servit et avala sans ciller l’infect
breuvage. « Au fait, la cliente a adoré tes images ! Elle nous a
rajouté un petit extra avant d’envoyer son avocat directement dans la chambre
d’hôtel de son digne époux. Paraît qu’il était déjà tout rougeaud et
transpirant et que les papiers du divorce lui ont provoqué une attaque
d’apoplexie ». Mel ricana et tapota sa tempe pour envoyer la part de
Selma. Dans le coin gauche de son champ de vision, un message
« +4000 » s’afficha. Elle siffla : « Ah ouais, sacré
bonus !
- Tu m’étonnes ! Elle voulait vraiment se débarrasser de cet immonde
pourceau, c’est un fier service qu’on lui a rendu ! »
Mel jouait toujours les cyniques alors qu’il n’y avait pas plus fleur bleue
qu’elle, mais Selma ne dit rien ; sa compagne aurait nié en bloc.
Après quelques
verres, elles étaient légèrement saoules et s’apprêtaient à quitter le bar pour
continuer à dépenser au restaurant la prime qu’elles venaient de toucher. Après
qu’elles eurent payé, le patron leur tendit le spray dégrisant. Deux pulvérisations
avant de partir et leur alcoolémie serait à nouveau à zéro. Selma râla pour la
forme : « Allez, Gérald, laisse-nous profiter un peu ! Tu nous
fais confiance : tu sais bien qu’on n’est pas le genre à brailler dans la
rue ou à pisser sur les pompes des flics !
-
Tu es EXACTEMENT ce genre de personne,
Roulettes, grogna Gérald, prends ton spray sans tortiller. »
Son bras robotisé
la démangeait furieusement, sa roue aussi, et elle hésitait entre les deux
quand Mel reçut un message. Elle avait encore oublié de désactiver son implant
professionnel, manie qui agaçait beaucoup sa compagne.
Mel pâlit et se tourna vers Selma : « Une urgence. Je veux que tu
m’accompagnes pendant l’entretien. Prends ton foutu spray.