dimanche 21 décembre 2025

La mystérieuse affaire du cadavre égaré chapitre 1

 

I

Selma s’emmerdait. Trois heures qu’elle planquait en face de la chambre 228 de l’Asgard Hôtel et rien ne bougeait. Ses yeux étaient secs comme une biscotte d’hôpital à force de fixer la petite pièce aux draps d’un blanc douteux dans ses lentilles-espionnes. Elle dézooma un peu, clignant des yeux pour les humidifier. C’est bien sûr ce moment-là que choisit le couple pour pénétrer en trombe dans la chambre, en un tourbillon de baisers désordonnés, de vêtements froissés et de tripotage sans équivoque. Elle zooma à nouveau et lança l’enregistrement juste à temps : l’homme descendait déjà le store en même temps que la femme sa braguette.

« C’est dans la boîte ! s’exclama la détective.

-       J’ai vu ça en direct sur mon écran, Selma. Joli flag…que tu as failli louper, rétorqua Mel. »


Selma grogna : « C’est facile pour toi de critiquer alors que tu passes ta vie au bureau, le cul vissé sur ta chaise !

-        Techniquement, toi aussi, ma belle ! Allez, j’envoie les images à la cliente et je te paie un verre au Volo dans dix minutes ! »

 

Selma sourit : malgré ses remontrances, Mel était de bonne humeur, la soirée s’annonçait prometteuse. Elle s’avança vers le bord de la terrasse et plongea dans le vide. Aussitôt, les réacteurs de son fauteuil high-tech s’enclenchèrent, la déposant en douceur sur le trottoir, quinze mètres plus bas, sous le regard effaré des passants. Elle soupira ; être myopathe non traitée en 2053, c’était comme être une foutue licorne. La thérapie génique, couplée pour les patients les plus âgés, à certaines opérations, avait « corrigé » la plupart des maladies génétiques invalidantes. Déjà adulte lorsque ces techniques avaient été mises au point, ses muscles avaient fondu, ses membres avaient subi des rétractions et s’étaient repliés sur eux-mêmes. Pour devenir valide, il lui aurait fallu prendre à vie de lourds traitements, subir des opérations multiples, notamment briser chacun des os de ses bras et de ses jambes afin de les remodeler, lui faire greffer de nouveaux muscles. Des mois de torture inutiles alors que son fauteuil tout-terrain lui permettait de circuler plus vite qu’un valide, de franchir tous les obstacles et même de voler, alors que son assurance-maladie lui permettait d’obtenir des bras robotisés surpuissants ; quel intérêt alors ? elle avait appris à s’aimer telle qu’elle était, ç’avait été un long cheminement qu’elle n’avait pas envie de recommencer, alors, elle avait choisi de rester elle-même. En contrepartie, on la regardait comme une bête curieuse, ce qui est peu pratique quand on exerce la profession de détective privée. C’est là que Mel intervenait. A la fois secrétaire et vitrine de l’agence, elle recevait les clients désœuvrés en quête de réponses ; elle les rassurait, leur proposait un bon substitut de café (ce dernier était porté disparu depuis cinq ans et aucun détective n’avait rien pu y faire) et les assurait que son « meilleur élément » allait se pencher sur leur affaire. Selma étant l’unique détective de l’agence, Mel pouvait la qualifier sans mentir de « meilleur élément ». Le fait que les clients ne la rencontrent jamais ajoutait une touche de mystère qui les faisait bicher : ils imaginaient avoir embauché Bogart en chair et en os avec la clope au bec et tous les accessoires. Le système était donc parfaitement rodé.

Elle tira la langue aux passants avant de prendre la direction du bar « A vau-l’eau ». Elle circulait rapidement sur les trottoirs, slalomant avec aisance entre les valides interloqués et arriva la première devant la devanture miteuse du bar à eaux minérales. Sans attendre, elle se fraya un passage jusqu’à la petite salle du fond entre les meubles en formica crasseux, repoussant avec son rayon anti-gravité tables, chaises ainsi que leurs occupants qui poussaient des cris d’orfraie dont elle n’avait cure. Au patron qui se présenta pour protester contre ses mauvaises manières, elle téléchargea instantanément 20 crédits : « Comme d’hab, Gérald ! ». Il s’éloigna en l’insultant dans sa barbe mais, adouci par l’appât du gain, il revint bientôt avec une carafe et deux verres. Selma actionna un bouton implanté sur son index et une gaine robotisée se déplia instantanément sur son bras droit, lui permettant de se servir un verre qu’elle avala cul-sec en grimaçant. La bibine illicite de Gérald était toujours aussi dégueulasse mais depuis la réinstauration de la prohibition, c’était tout ce que l’on pouvait se procurer pour fêter un succès, se remettre d’un échec ou oublier sa vie minable.

Mel apparut alors, déposant un baiser sur ses lèvres avant de s’asseoir en face d’elle tout sourire : « Tu as toujours eu des goûts de luxe en matière d’alcool, fais pas ta bégueule ! » Elle se servit et avala sans ciller l’infect breuvage. « Au fait, la cliente a adoré tes images ! Elle nous a rajouté un petit extra avant d’envoyer son avocat directement dans la chambre d’hôtel de son digne époux. Paraît qu’il était déjà tout rougeaud et transpirant et que les papiers du divorce lui ont provoqué une attaque d’apoplexie ». Mel ricana et tapota sa tempe pour envoyer la part de Selma. Dans le coin gauche de son champ de vision, un message « +4000 » s’afficha. Elle siffla : « Ah ouais, sacré bonus !
- Tu m’étonnes ! Elle voulait vraiment se débarrasser de cet immonde pourceau, c’est un fier service qu’on lui a rendu ! » 
Mel jouait toujours les cyniques alors qu’il n’y avait pas plus fleur bleue qu’elle, mais Selma ne dit rien ; sa compagne aurait nié en bloc.

Après quelques verres, elles étaient légèrement saoules et s’apprêtaient à quitter le bar pour continuer à dépenser au restaurant la prime qu’elles venaient de toucher. Après qu’elles eurent payé, le patron leur tendit le spray dégrisant. Deux pulvérisations avant de partir et leur alcoolémie serait à nouveau à zéro. Selma râla pour la forme : « Allez, Gérald, laisse-nous profiter un peu ! Tu nous fais confiance : tu sais bien qu’on n’est pas le genre à brailler dans la rue ou à pisser sur les pompes des flics ! 

-       Tu es EXACTEMENT ce genre de personne, Roulettes, grogna Gérald, prends ton spray sans tortiller. »

Son bras robotisé la démangeait furieusement, sa roue aussi, et elle hésitait entre les deux quand Mel reçut un message. Elle avait encore oublié de désactiver son implant professionnel, manie qui agaçait beaucoup sa compagne.
Mel pâlit et se tourna vers Selma : « Une urgence. Je veux que tu m’accompagnes pendant l’entretien. Prends ton foutu spray. 

Mais… Et mon anonymat ! »

samedi 20 décembre 2025

Corinne chap 5 et 6

 

V

Ophélie passa les quinze heures suivantes prostrée dans son lit entre rêves agités et éveils cauchemardesques, claquant des dents, hurlant à intervalles réguliers. Alix avait pris sa journée pour la veiller. La fatigue et l’angoisse tiraient ses traits. D’une main, elle caressait les cheveux de sa compagne, de l’autre, elle consultait frénétiquement son téléphone pour obtenir des informations sur l'homme qu’Ophélie -ou son fauteuil ?- avait attaqué. Ce dernier n'était pas mort, à son grand soulagement, mais dans le coma, oh…, la scène n'avait pas été filmée en raison d'une défaillance temporaire des caméras, immense soulagement, et la police suivait la piste d’une rixe entre ivrognes. Puis, vers 17h, la nouvelle tomba : des vidéos avaient été trouvées dans le portable de la « victime ». Les mots « viol » et « torture » furent prononcés. Alix sentit ses oreilles bourdonner et eut tout juste le temps de se ruer aux toilettes pour vomir son déjeuner.

À son retour dans la chambre, Ophélie était éveillée. Très pâle, elle s'était redressée dans le lit à l'aide d'oreillers, et contemplait son fauteuil, sourcils froncés. Alix s'assit à ses côtés et dit simplement : « Pardon, je te crois. »
Ophélie sourit faiblement: « Je possède un fauteuil fantôme misandre qui joue les justiciers ? »
Alix lui tendit le téléphone avec les informations mises à jour sur l'homme que le fauteuil avait attaqué.

Lorsqu’Ophélie reposa le téléphone, elle tremblait sans pouvoir s’arrêter. Alix prit ses mains entre les siennes.
« Qu’est-ce qu’on va faire ?
- Trouver des réponses. A la source. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui on a besoin de réconfort. Ça te dit des crêpes ? »

Alix jeta un coup d’œil terrifié en direction du fauteuil : « Ça te dérange pas de retourner dans le fauteuil manuel un moment ? »
Un bip se fit entendre, comme si Corinne était contrariée.

VI

Le lendemain, les deux amies avaient prévu de retourner chez le vieil homme qui leur avait offert le fauteuil mais à leur réveil, elles trouvèrent Corinne, fermement campée dans le couloir, bloquant la porte d’entrée.

- Merde, chuchota Ophélie, je crois qu’elle veut nous accompagner. Qu’est-ce qu’on fait ?

Alix tenta d’appeler le vieil homme, mais il ne répondait pas.

Enfin , Ophélie prit une décision : « Écoute, cette machine infernale est têtue comme une bourrique. Tant pis, on l’emmène. Au pire, il suffit de pas croiser de connards ! »

Alix ricana nerveusement : « Ah ah, facile ! »

Elles arrivèrent sans encombre jusqu’au pavillon de banlieue, où le vieux leur ouvrit, l’air surpris :

- Vous avez un problème avec le fauteuil ?

- Tu parles, Charles ! Vous nous avez fourgué un fauteuil possédé, et je suis sûre que vous étiez parfaitement au courant !, tonna Alix.

- Punaise, et la subtilité, Alix ?! » s’emporta Ophélie.

A cet instant, Corinne fonça sans sommation sur le vieil homme, qui bondit en arrière avec une agilité surprenante. Surprenant aussi fut l'impact contre la lourde console de l'entrée de sa tête. Tête qui s'ouvrit en deux comme une pastèque trop mûre, de manière peu ragoûtante. Alix ouvrit la bouche, Ophélie poussa un faible cri. L'ensemble de ces opérations prit exactement une seconde et dix centièmes. Le vieil homme s'étala à terre : il était mort.

« Meeeeeeeeerde, fit Ophélie, ça y est, on a buté quelqu'un ! »

Mais déjà Corinne contournait le cadavre pour se diriger vers la chambre du défunt. Du repose pieds, elle vint heurter une cloison pratiquée dans la tapisserie. Un panneau coulissa, révélant une véritable montagne de photographies, qui se déversa sur le sol. Sur toutes les photos, la même jeune fille, nue, dans ce même fauteuil roulant.

Alix et Ophélie les contemplèrent épouvantées quelques instants.

- Là, chuchota Ophélie, ton calvaire est fini Corinne, il ne te touchera plus. Rentrons chez nous à présent.

 

 

 


Corinne, chap 3 et 4

 

III

Ophélie était peut-être fatiguée mais elle était bien persuadée d’être une conductrice aguerrie, elle était sûre que ces accidents n’étaient pas de son fait. Alors, elle tenta de les multiplier et de les enregistrer. Tous les jours, munie de sa GoPro, elle sortit dans des lieux publics et des transports en commun bondés afin de reproduire les conditions des premiers incidents.

Cette méthode porta ses fruits : en une semaine, elle avait enregistré quatre altercations. Elle visionnait à nouveau les films lorsque l’évidence la frappa.
Elle fonça dans le salon chercher Alix, qui s’était endormie devant Columbo : « Réveille-toi ! Je t’ai fait un montage de mes accidents. Tu dois absolument regarder ça ! »

Les images des quatre accidents s’enchaînèrent ; deux pieds écrasés, un coup de repose-pieds dans les tibias et une poussée dans le caniveau.
« Mais qu'est-ce qui t'arrive ? grommela Alix, non seulement tu t’amuses à blesser des gens mais en plus, tu les filmes à leur insu ?! c'est totalement illégal ! Vraiment, je ne te reconnais plus ! »

Déjà, elle se levait de sa chaise, visiblement furieuse.
« Attends, laisse-moi une chance ! Regarde ma main sur les vidéos ! »
Intriguée, Alix se rassit, et ce qu’elle vit la laissa pantoise : sur deux vidéos, au moment des accidents, la main d’Ophélie n’actionnait pas la manette mais était sagement posée sur son genou.

« Ok, Corinne a un problème, je vais l’inspecter...
- Attends, il y a plus inquiétant. »

Ophélie repassa les quatre incidents dans leur totalité.
« Palsambleu !, murmura Alix, c’est moi ou à chaque fois ton fauteuil a agressé des foutriquets ?

- Des gros enfoirés, oui ! Regarde, le premier était en train de peloter discrètement sa voisine, le deuxième, tu as vu ?

- Oui, il venait d’insulter une vieille dame qui voulait sa place. Mais le troisième, je vois pas.

- Ah, je sais. On n’entend pas suffisamment sur la vidéo mais je me souviens qu’il était en train de rabaisser sa femme. Franchement, je pense que si le fauteuil ne l’avait pas fait, c’est moi qui l’aurais écrasé.

- Et le dernier était en train de siffler une femme avant d’atterrir dans le caniveau. Ventrebleu Oph, tu possèdes un fauteuil fantôme misandre qui joue les justiciers ?! 

- Je crois bien », chuchota-t-elle.

Alix réfléchit intensément quelques minutes : « Non, c’est n’importe quoi ! Depuis le début, on blague avec cette histoire de fauteuil fantôme et là tu me sors ça ?! C’est impossible, tu as monté toute cette histoire et c’est vraiment le truc le plus dégueulasse que tu m’aies jamais fait ! »

Elle sortit de la pièce en claquant la porte.

IV

Depuis cette soirée, Ophélie faisait des insomnies. Elle avait pris l’habitude de vadrouiller la nuit pendant qu’Alix dormait comme un loir. Elle aimait l’atmosphère de la ville nocturne, les murs de pierre encore tout chauds du soleil de l’après-midi, elle aimait voir les chauves-souris frôler les lampadaires et attraper un insecte en piqué, et elle aimait les slaloms avec son fauteuil-fantôme-misandre de compétition. Elle se disait qu’en plus, à 2 heures du mat’, il n’y aurait personne à blesser dans les rues.

Mais dans toute ville, la nuit, il y a des mecs bourrés qui sortent leur teub pour pisser sur tous les murs. Il fallut qu’elle en rencontre un, et il fallut qu’il la prenne pour cible : « Hé, Roulette, tu t’amuses bien ? Tu roules vite dis, Roulette, t’as pas peur de l’accident ? »

Sans répondre, Ophélie accéléra. Habituellement, 10km/h, en pleine nuit et en pleine cuite, ça dissuadait les déchets de la suivre. Surtout, elle espérait que le fauteuil n'avait pas entendu ça ou le type prendrait cher. Elle ricana nerveusement : elle devenait folle et Alix avait décidément raison de se détourner d’elle.

Subitement, le fauteuil pila net. Projetée en avant, elle se redressa péniblement avant d’inspecter son boîtier de commande. Toutes les lumières étaient éteintes. Elle appuya frénétiquement sur le bouton on/off, en vain.

Elle se retrouvait donc en ville, au milieu de la nuit, sous un lampadaire éteint, incapable de bouger, toute seule. Seule ? Si seulement : elle se demandait où était l’outre à vin qui l’avait abordée, si le gars l’avait suivie, ou s’il s’était étalé par terre en tentant de reboutonner son futal. Cette pensée la rasséréna : après tout, il lui restait son portable. Tant pis, elle allait devoir réveiller Alix. A la deuxième sonnerie, une odeur de vinasse mélangée à celle du vomi frappa ses narines. Oh oh…A la troisième, le propriétaire de ce fumet infect se dressait devant elle. La lumière du téléphone lui permit de distinguer un spécimen peu ragoûtant. La cinquantaine bien tassée, le cheveu rare et plaqué sur le crâne par le sébum, la barbe hirsute et parsemée de morceaux qu’on craignait d’identifier, le type avait visiblement passé les quinze dernières années à tester sa résistance à l’alcool.
« Allô, Oph ? Jarnicoton, tu m’as réveillée ! T’es où… ? »
D’une pichenette, l’individu avait fait tomber le téléphone sur le repose-pieds : « Alors Roulette, t’es en panne ? T’as besoin d’aide ? Moi j’suis un philanthrope tu sais…
Une énorme paluche poilue se posa sur l’épaule d’Ophélie.
« Ôte ta sale patte et ramasse ce téléphone ! grinça-t-elle.
- Tu sais, poursuivit-il comme si de rien n’était, je suis très sensible à la cause des handicapées. Je parie que c’est pas facile pour toi de te faire soulever. Mais moi, j’aime aider ma prochaine, ouais : je vais faire ça pour toi ! »

Entre ses pieds, le téléphone s’éteignit. Le seul espoir d’Ophélie, c’était qu’Alix ait compris ce qui était en train de se passer et qu’elle rapplique avec sa bombe au poivre, grâce à la localisation partagée de son portable. Plongée dans le noir, la jeune femme entendit le cliquetis de la ceinture puis la braguette qui descendait. Certes, elle n’avait pas beaucoup de forces, mais elle était prête à mordre, pincer, griffer ce salopard.

Elle n’en eut cependant pas l’opportunité : alors que le type s’apprêtait à la peloter, Corinne se ralluma pleins phares, et avant qu’Ophélie comprenne ce qui se passait, elle fonçait en rugissant sur son adversaire. Le repose-pieds heurta de plein fouet une paire de tibias. Un horrible craquement résonna dans le silence de la nuit et le type s’effondra en hurlant sur Ophélie. Le fauteuil recula prestement, laissant choir le harceleur, les jambes pissant le sang. Dans la lumière des phares, la jeune femme vit même briller un morceau d’os qui sortait du mollet. Réprimant un haut-le-cœur, elle faisait marche arrière afin de contourner le corps au sol et de fuir, quand les lumières du fauteuil se mirent à clignoter frénétiquement. Il refusa de reculer davantage et rugit à nouveau. Dans les phares, le type sanglotait, recroquevillé au sol.


Incapable de reprendre le contrôle du véhicule, Ophélie tirait frénétiquement son joystick en arrière pendant que le fauteuil fonçait une nouvelle fois. La roue toucha le bras que le type avait dressé pour protéger son visage. Elle patina un moment dessus, arrachant la peau jusqu’à l’os avant de grimper sur le corps, enchaînant les allers-retours frénétiques.

Secouée comme un prunier, Ophélie hurlait. Le fauteuil descendit en rugissant, visant à présent le visage. « Ça suffit ! Bordel, mais ça suffit ! Ça va, il est assez puni comme ça, tu trouves pas ?! »
« Mais qu’est-ce qui se passe ici ? » brailla Alix, apparue au bout de la rue, un manteau jeté par-dessus son pyjama. Le fauteuil s’arrêta instantanément et Ophélie en reprit le contrôle.
Alix s’approcha du paquet sanguinolent au sol. « C’est toi qui as fait ça, Oph ? 
- Mais non ! C’est ce fauteuil. Il rugissait, il fonçait, frappait toujours. Il voulait le tuer. Tu me crois, hein ?»

Corinne chap I et II

I

« Bon, on va le voir ou pas ? »
Ophélie grimaça : « Je sais pas trop. J’ai un mauvais pressentiment ; et si on se faisait arnaquer ?
- C’est un risque oui, admit Alix, mais le gars au téléphone paraissait honnête, et juste désireux de se débarrasser du fauteuil rapidement, donc à bas prix. Je pense que l’avoir sous les yeux lui rappelle trop de souvenirs.
- Super, je vais poser tous les jours mon postérieur sur le fauteuil d’un mort !
- Et alors, tu crois qu’il va hanter ton cul ? Au moins ça te ferait du changement ! Mais si tu préfères que je pousse ce cul non-hanté pendant encore 18 mois, libre à toi ! »

Ophélie posa les yeux sur le fauteuil manuel de pharmacie miteux qu’elle supportait à grand peine depuis deux mois déjà. Son fauteuil électrique avait rendu l’âme au bout de trois ans et demi. Impossible à réparer, irrécupérable. Et la sécurité sociale finançant un fauteuil tous les cinq ans seulement, elle se retrouvait privée de son autonomie, dépendant entièrement d’Alix pour tout déplacement. Il fallait bien admettre que ça la rendait folle, et que les chances de retrouver un fauteuil électrique d’occasion à sa taille à un prix pareil étaient infimes, voire nulles. Elle soupira : « Très bien, allons voir ce fauteuil hanté ! »

Une heure et un coup de fil plus tard, elles se retrouvaient devant un petit pavillon de banlieue à dix-mille autres pareil : « Un pavillon de banlieue ne peut décemment pas être hanté, impossible ! », affirma Alix.
C’est un vieil homme longiligne et très soigné qui leur ouvrit la porte. Son visage aux traits tirés s’éclaira instantanément lorsqu’il vit les jeunes femmes : « Ah, Alix, ravi de faire votre connaissance ! Et vous devez être Ophélie… » Il la détailla de haut en bas. « Je pense que le fauteuil vous siéra à la perfection ! Entrez, je vous ai préparé du thé et des scones ! » Il les précéda en boitillant.

« Oh, des scones ! J’adore ça ! » babilla Alix, qui poussait une Ophélie visiblement agacée. Elles pénétrèrent dans un salon digne d’une maison de poupée victorienne ; meubles en acajou brillant et lourdes tentures roses qui tamisaient la lumière. Elles s’installèrent autour d’un guéridon fraîchement ciré pour déguster les scones, qui étaient succulents, tandis que leur hôte, l’œil brillant, s’amusait de la gloutonnerie d’Alix. Plus réservée, Ophélie se sentait toujours mal à l’aise. Alors qu’elle inspectait la pièce, son regard tomba sur un drap sombre recouvrant une forme carrée dans un coin. Baissant les yeux, elle remarqua une roue massive dans laquelle un morceau du drap avait été calé. Elle fronça les sourcils. Son hôte le remarqua et tourna la tête en direction du fauteuil : « Ah, je vois que Madame ne se laisse pas distraire de ses objectifs par mes scones ! C’est bien le fauteuil à vendre, il appartenait à ma petite-fille. » Le regard de l’homme se voila.
« Nous vous présentons toutes nos condoléances. » bredouilla Alix la bouche pleine. Un morceau de scone mâchouillé atterrit sur le guéridon. Le vieil homme le contempla un instant avant d’éclater de rire : « Oh, Alix, vous êtes tellement rafraîchissante ! Merci pour votre compassion. » Il sortit de sa poche un mouchoir brodé avec lequel il recueillit soigneusement la miette. « Et si je vous montrais le fauteuil, Ophélie, pendant que votre compagne termine sa collation ? » D’autorité, les mains ridées et caleuses se placèrent sur les poignées afin de pousser Ophélie, qui grimaça. Alix lui lança un regard éloquent, alors elle se laissa pousser par cet inconnu sans protester.

Lorsqu’il souleva le drap sombre cependant, elle ne put contenir son excitation : « Bordel, Alix ! Mais c’est un PF5, la Rolls des fauteuils ! Pourquoi tu m’as rien dit ?!
- Qu’est-ce que j’y connais moi ? grommela Alix la bouche pleine. Toi qui pensais négocier le prix, bravo : c’est mort, maintenant ! »
 Cette fois-ci, le vieil homme ne put contrôler un accès de fou rire. Essoufflé, il parvint à grand peine à articuler : « Pardonnez-moi, je vais devoir monter à la salle d’eau. Profitez-en pour essayer ce joyau. »

Avec l’aide d’Alix, Ophélie se transféra sur le fauteuil. A peine assise, elle poussa un hurlement. « Qu’est-ce qui se passe ? Tu es blessée ? s’alarma Alix.
- Non ! Ce coussin air est incroyablement confortable : plus jamais j’aurai mal aux fesses, tu comprends ? Plus jamais ! Et le fauteuil, le fauteuil ! Mais il est pile à ma taille, tous les réglages sont impeccables !
- Ouais mais tu sais, c’est celui d’une morte !, la nargua Alix.
- Rien à faire ! Allez, je l’allume ! »

Le fauteuil émit un bip discret et la lueur verdâtre du voyant de batteries éclaira le visage d’Ophélie pendant qu’elle testait les diverses fonctionnalités, en poussant chaque fois des jurons d’excitation.
« Tout semble marcher ; je le fais rouler un peu. »
Elle actionna le joystick. Le fauteuil avança de quelques centimètres avant d’émettre un grognement lugubre et de s’immobiliser.
« Merde, c’était trop beau… » soupira Ophélie, abattue.
« Calme-toi, la drama-queen ! » lança Alix en se saisissant du drap sombre dans lequel s’était entravée la roue.
Méthodique, elle le dégagea soigneusement sans le déchirer.
« C’est fou ça : le drap était vraiment entortillé dans la roue. Essaie encore ? »
Le fauteuil sembla bondir et fonça sur elle avant de piler net. Le repose-pieds métallique s’arrêta à quelques millimètres de ses chevilles.
« Mais ça va pas ? Maîtrise ta monture, Oph ! Si tu veux ramener cette chose à la maison, faudra peut-être que tu prennes des cours de conduite, avant ! »

Ophélie marmonna de vagues excuses, vexée que sa compagne remette sa conduite en question. Elle réduisit néanmoins sa vitesse et fit le tour de la pièce sans encombre.
« Alors, il vous plaît ? » Derrière Alix, sur la troisième marche de l’escalier, s’était matérialisé le vieil homme.
« Vous plaisantez ? s’enthousiasma Ophélie, je l’adore !
- Vous savez quoi, Mademoiselle ? Votre amie et vous m’avez fait le cadeau le plus précieux du monde : vous m’avez prouvé que j’étais encore capable de rire. Alors, le fauteuil est à vous. Partez, à présent. »

Alix eut à peine le temps de replier le fauteuil manuel et de le prendre sous un bras que les deux jeunes femmes se retrouvèrent dehors.
« C’était bizarre, non ? fit remarquer Alix.
- Très bizarre. Et mélodramatique. J’y crois pas une seconde à son histoire de rire. C’est quoi le piège ? Tu crois que le fauteuil est rempli de coke et que je sers de mule ? »
Alix haussa les épaules : « Alors on va le démonter et passer une bonne soirée ! Allez, viens. »

II

« Tu vois quelque chose ? demanda Ophélie, juchée tout en haut du vérin, remonté au maximum.
- Rien du tout. J’ai jamais vu un fauteuil aussi propre franchement. Corinne est nickel.
- Corinne ?
- Ca lui va bien, non ? On dirait qu’elle sort d’usine : les réglages me semblent nickel, tous les roulements sont parfaitement graissés. Ton petit vieux devait s’y connaître et être totalement maniaque.
- Alors on fait quoi ?
- T’as qu’à appeler les flics pour leur raconter qu’un horrible petit vieux en deuil t’a fait un trop beau cadeau et que tu trouves ça suspect.
- Très drôle, grinça Ophélie.
- Ok. Alors profite de ta chance et arrête de te mettre la rate au court-bouillon ! »

Ophélie sourit ; elle adorait quand Alix s’énervait et utilisait des expressions vieillottes. Sans doute avait-elle raison, c’était un coup de chance et il fallait le savourer.

Alors, elle savoura. Elle piqua des sprints dans la rue, une Alix essoufflée à ses côtés, elle utilisa le « lift » pour attraper en hauteur une dizaine de conserves dont elles n’avaient aucun besoin, elle profita de la fonction « couchée » pour faire des siestes, elle monta et descendit à la chaîne des trottoirs et fit des slaloms la nuit dans les rues piétonnes de la ville.

Corinne fonctionnait parfaitement, et pourtant, à plusieurs reprises cette semaine, il y eut des ratés. D’abord, alors qu’elle pensait l’avoir sécurisé et éteint dans le bus, elle avait roulé sur le pied d’un type odieux, qui avait fait un esclandre. Une autre fois, au beau milieu du passage piéton, elle était soudainement repartie en marche arrière et avait fait choir un homme âgé. Enfin, le fauteuil s’était rabattu trop tôt alors qu’elle doublait un homme sur le trottoir et elle l’avait lourdement heurté sur le flanc, l’envoyant valser contre le mur. 

Ces incidents l’angoissaient beaucoup. Chaque fois, elle avait eu l’impression de perdre le contrôle de sa monture. Après en avoir inspecté la mécanique et l’électronique, Alix s’était gentiment moquée d’elle : « Corinne est en pleine forme mais peut-être que c’est toi qui devrais faire un petit check-up en fait. Tu me sembles fatiguée. »

samedi 13 janvier 2024

Etre mère en fauteuil roulant

 Être mère en fauteuil roulant c'est difficile, non en raison du handicap mais en raison du manque de reconnaissance de la société. Déjà, la plupart du temps, notre grossesse nous est un peu volée parce que très médicalisée avec parfois des réactions de panique de la part des médecins ("Vous êtes enceinte de 4 mois?! Ah mais ça va pas être possible !") mais aussi parce que la plupart des gens n'arrive pas à concevoir qu'on puisse tomber enceinte. Donc on se balade avec notre gros bide, toutes fières et personne ne pige qu'on est en cloque. On en est presque à souhaiter que des boulets viennent tripoter notre ventre tellement on a besoin de se sentir légitimées en tant que femme enceinte. 

Après la naissance aussi, on est invisibilisées en tant que mères.

Si on se promène avec notre enfant et une autre femme, on peut être sûre que cette autre femme sera automatiquement considérée comme la mère et jamais nous. Même si cette femme a 70 ans, même si elle a un physique totalement opposé à celui de l'enfant. Déjà, c'est bien frustrant.

Mais il y a bien sûr aussi les discriminations. Les questions intrusives parce que les gens pensent qu'on ne sera pas capables de s'occuper de notre enfant, l'infantilisation etc.

On sait qu'on sera dix fois plus jugés et surveillés qu'une famille avec des parents valides alors on est aux aguets. On traque la saleté sur le vêtement, la morve, la propreté des ongles, la qualité des chaussures...parce qu'on sait que dans certains cas, cette surveillance qu'on subit peut mener à des signalements, à des emmerdes et à des drames terribles. Oui, parce que les enfants d'handicapés sont les premiers à se retrouver placés. Pour Rappel, le taux d'enfants placés dont l'un des parents est handicapé est de 33% contre 0,16% pour des parents valides...

Donc en bref, à chaque fois que mon statut de mère est reconnu, j'en peux plus de bonheur. L'autre jour, mon mari et ma fille sont venus me chercher au lycée. Mes élèves les ont aperçus et j'étais trop fière. J'attends avec impatience mon collier de nouilles de la fête des mères.

La mystérieuse affaire du cadavre égaré chapitre 1

  I Selma s’emmerdait. Trois heures qu’elle planquait en face de la chambre 228 de l’Asgard Hôtel et rien ne bougeait. Ses yeux étaien...